Le cycle électoral que nous avons connu depuis le début 2024 a vu les partis d’extrême droite progresser à des niveaux spectaculaires : 187 eurodéputés siègent désormais au sein des trois groupes politiques d’extrême droite : les Conservateurs et réformistes (ECR) de Giorgia Meloni et Marion Maréchal, les Patriotes pour l’Europe de Viktor Orban et Jordan Bardella et les Souverainistes, où siègent les proches d’Éric Zemmour. Ils n’étaient « que » 127 sous le mandat précédent.
Suite à la dissolution décidée par le Président de la République au soir du 9 juin, le Rassemblement national n’a essuyé une défaite le 7 juillet dernier que grâce au salvateur Front républicain. Malgré cela, il réussit un double « exploit » : d’une part, asseoir sa légitimité à gouverner par le ralliement d’une partie de la droite dite “républicaine” sous la houlette d’Eric Ciotti ; d’autre part, faire passer son groupe à l’Assemblée nationale de 89 députés en juin 2022 à 127 aujourd’hui. Ils n’étaient que 8 en 2017 et 2 en 2012 !
Cet enracinement de l’extrême droite est général en Europe. Depuis 2019, les scrutins successifs semblent donner l’avantage systématique aux campagnes électorales menées sur des programmes et des discours xénophobes.
Si la victoire de Giorgia Meloni en 2022 a été le premier “séisme” touchant les pays fondateurs de l’Europe, c’est la victoire du sulfureux Geert Wilders en novembre 2023 qui a marqué un véritable tournant. La campagne de son parti, le PVV, s’est faite sur un discours islamophobe et un rejet sans condition de toute forme de politique environnementale.
La progression de l’extrême droite en Allemagne : la mise à l’agenda du thème de l’immigration
En Allemagne, les Länders de la Thuringe et la Saxe ont vu l’extrême droite obtenir des scores tristement historiques et émerger une forme nouvelle d’incarnation du populisme. En effet, lors des élections régionales du 1er septembre 2024, ces deux Länders de l’ancienne RDA ont voté massivement pour le parti d’extrême droite Allemand, l’AfD, le plaçant en tête en Thuringe avec 32,84% des voix, 9 points devant la CDU (démocrates-chrétiens) et à 30,63% en Saxe, à moins d’1,5 points derrière la CDU.
La coalition au pouvoir, dans des territoires déjà difficiles pour chacune de ses composantes, perd 12 sièges à l’assemblée du Land de Thuringe et 5 dans la Saxe.
Mais un autre score doit nous intriguer à l’issue de ces scrutins : celui du tout jeune mouvement Alliance Sahra Wagenknecht - Pour la raison et la justice (BSW, créé en janvier 2024 par d’anciens membres de Die Linke). Il a fait campagne avec un programme économique et social marqué à gauche, mais très conservateur sur à peu près tout le reste : une vive opposition au libéralisme, à l’intersectionnalité, au progressisme culturel en général, aux politiques écologistes et à l’aide à l’Ukraine. Et surtout : un discours très dur sur l’immigration.
Comme l’AfD, la BSW a fait campagne en ciblant le gouvernement et l’ouverture des frontière héritée de l’ère Merkel, avec un écho d’autant plus fort qu’une attaque au couteau a causé trois morts et huit blessés une semaine avant le scrutin à Solingen. Revendiquée par l’Etat islamique, l’attaque a été commise par un ressortissant Syrien arrivé deux ans auparavant. Une campagne efficace et “servie” par l’actualité a permis à la BSW de réaliser une belle percée pour ses premières élections : 15,77% des voix en Thuringe (15 sièges, aux dépens de Die Linke, qui en perd 17 dans une région qu’elle dirigeait depuis 2019) ; 11,81% en Saxe (avec 15 sièges à la clef, Die Linke en perdant 8).
Le match semble plié : à programmes économiques comparables, le parti de gauche radicale classique (allié à LFI au Parlement européen) est sèchement battu par un parti se revendiquant d’un “conservatisme de gauche”, promettant une politique conservatrice et nationaliste.
La réaction du chancelier Olaf Scholz (SPD) a été, à défaut d’être mesurée, à la mesure de la claque prise par son camp : l’Allemagne a décidé unilatéralement, le 9 septembre, de suspendre l’application de Schengen, au profit de contrôle désormais stricts aux frontières du pays. Le 22 septembre, les élections régionales en Brandebourg ont semblé valider cette stratégie politique : le SPD se maintient d’une courte tête devant l’AfD (30,89 contre 29,23), se payant même le luxe de glaner 7 sièges supplémentaires par rapport à 2019. Là encore, la jeune BSW réalise une belle percée, avec 13,48% des voix et 14 sièges obtenus dans la nouvelle assemblée, rayant Die Linke de la carte.
Pour les socialistes français que nous sommes, la leçon est amère : si la décision prise par Olaf Scholz va à l’encontre de notre identité européenne (et au passage de la sienne), la nécessité de traiter la question migratoire et la question sécuritaire apparaît comme absolue, sous peine de se voir supplanter, comme l’a durement expérimenté Die Linke, par ceux qui s’engagent à le faire.
Les sociaux-démocrates doivent s’imposer comme force capable de gouverner
Il convient cependant de prendre un pas de recul, les élections régionales allemandes devant être regardées pour ce qu’elles sont : des scrutins locaux, empreints d’histoires et de rapports de force qui le sont tout autant.
Une tripartition entre gauche, droite libérale et extrême droite semble s’installer partout en Europe, et les sociaux-démocrates doivent se doter des moyens de répondre à la demande électorale des citoyens de nos pays, s’ils ne veulent pas laisser les autres blocs au duel.
Les élections législatives autrichiennes du 29 septembre dernier ont à ce titre vu le FPÖ (extrême droite) arriver en tête avec 28,85% des voix et passer de 31 à 57 députés. Mais ce succès est avant tout la défaite de ses concurrents : la coalition des conservateurs de l’ÖVP et des Verts perd 30 sièges. Les sociaux-démocrates du SPÖ ont maintenu leur force au Parlement mais se sont montrés incapables, comme leurs homologues néerlandais un an auparavant, de se poser comme alternative à la majorité sortante et à l’extrême droite.
L’Europe, vouée à l’extrême droite ?
Le défi qui se pose à l’Europe en général, et aux sociaux-démocrates en particulier, est tout simplement la base de l’action politique en démocratie : répondre à ce que demandent les électeurs. Il ne s’agit pas de gouverner “à l’opinion”, mais d’étoffer le programme politique.
Le sondage Eurobaromètre post-élections européennes de 2024 porte à ce titre une cruelle ironie : la première préoccupation justifiant le vote pour les européennes a été la hausse des prix et son impact sur le coût de la vie (42% des sondés), suivie de près par la situation économique générale (41%). Sans surprise, la situation internationale, dans une campagne qui a été marquée, sur tout le continent, par le rapport aux guerres en Ukraine et au Proche-Orient, a motivé 34% des répondants, soit deux points de plus que le rapport à la démocratie et à l’Etat de droit (menacés dans plusieurs de nos voisins orientaux). L’immigration et l’asile, le changement climatique et la défense ne sont que les trois derniers facteurs expliquant le vote, ex aequo (28%).
Quelle leçon en tirer ? A priori non pas qu’il faille cesser de répondre au changement climatique ou à au défi de l’accueil sur notre continent, qui sont des inquiétudes justifiées des Européens. Mais plutôt qu’il faille revenir avec force aux fondamentaux que sont l’Etat-providence et le progrès social.
Pour protéger les citoyens des chocs d’une mondialisation débridée, L’Union européenne doit jouer son rôle, sans lequel les populistes de tous poils continueront de prospérer. Elle est la mieux placée pour organiser la réponse commune au défi d'une réindustrialisation qui profite à la prospérité des Européens, tout en opérant l’indispensable décarbonation : notamment grâce à la formation et la reconversion des travailleurs et des territoires…
Il lui faut également porter un regard lucide sur nos relations commerciales avec la Chine et les Etats-Unis, en mettant notamment en place des barrières douanières contre les concurrences déloyales.
Voir dans la montée de l’extrême droite une conséquence mécanique d’une intolérance crasse des Européens vis-à-vis l’étranger en général serait pourtant trompeur. Les enquêtes d’opinion sur ces sujets offrent un tableau nuancé.
Le sociologue Vincent Tiberj, dans son ouvrage “La droitisation française, mythe et réalités”, paru le 9 septembre, démontre une réalité étonnante : “l’affirmation selon laquelle l’immigration est une « source d’enrichissement culturel » [est passée] de 44 %, en 1992, à 73,5 %, en 2022. Quant à l’idée qu’il y a « trop d’immigrés en France », elle a reculé de 69 %, en 1988, à 55,3 %, en 2022.” De même, l’Eurobaromètre mesure en 2024 que la liberté de mouvement est vue comme un des principaux accomplissements de l’UE par 51% des citoyens européens. L’Eurobaromètre de 2019 mesurait quant à lui qu’environ 60 % des citoyens européens estiment que ‘les immigrés doivent avoir les mêmes droits que les nationaux”.
A l’aune de ces seules données, on serait tenté de rejoindre la position d’une certaine gauche et de déclarer “qu’il n’y a pas de problèmes avec l’immigration”. Or, cette dernière est perçue comme un problème par 53% des Européens et 71% ont le sentiment qu’on accueille trop d’immigrés dans leur pays. Dans le cadre des élections européennes, les citoyens ont plébiscité le durcissement de l’action contre l’immigration clandestine (85%) et sont globalement favorables à la mise en place de quotas pour la migration (74%). Lorsqu’on les interroge sur les principaux enjeux politiques pour l’Union européenne, les citoyens tendant à citer l’immigration dans seulement 17% des cas, mais le chiffre monte à 28% lorsqu’il s’agit de motiver leur vote.
Difficile de ne pas discerner une demande politique dans ces données. Dans le même temps, 20 % des citoyens de l’UE citent la sécurité parmi les principaux enjeux les concernant.
Ces données donnent à voir un continent inquiet, mais pas acquis à la déshumanisation des migrants. Les citoyens européens attendent de leurs institutions politiques de les protéger contre ce qu’ils peuvent percevoir comme un danger. En effet, dans une étude comparée entre les pays les plus peuplés de l’UE, Jérôme Fourquet montrait en 2017 l’augmentation de 10 à 25 points de la proportion de citoyens faisant le lien entre immigration et menace terroriste (de 69% à 79% en France et de 64 à 87% en Allemagne) après les vagues d’attentats des années 2015 et 2016.
Rien d’étonnant, dans ce cadre, de voir 70% des Européens espérer un renforcement de la politique communautaire relative à l’immigration. Pour autant, la demande d’une politique ferme sur la question migratoire n’implique pas l’opposition à l’Etat de droit ou aux Droits de l’Homme.
L’équation politique entre gestion des migrations et respect des droits est la ligne de crête sur laquelle doivent avancer les dirigeants européens.
Alors quel programme pour la social-démocratie européenne ?
Depuis les années 2010 la tolérance a augmenté - avec des disparités - à travers notre continent, en même temps que l’inquiétude générale face aux “vagues” migratoires. Sur le plan économique, on mesurait en 2019 que 68 % des Européens estimaient que l'État devait jouer un rôle plus important pour corriger les inégalités.
Les sociaux-démocrates, s’ils veulent prétendre (re)devenir la force centrale au sein de l’Union européenne, doivent tirer des leçons de leurs propres expériences de gouvernement : la protection de l’environnement doit être conciliée avec la défense du tissu économique et de la redistribution des richesses produites. Dans le même temps, le politique doit répondre aux défis qui se présentent, notamment celui des migrations, sans jamais choisir le confort du commentaire ou de l’ignorance.
Enfin, les sociaux-démocrates doivent assumer leur identité : le socialisme démocratique n’est pas la gauche radicale, employant aux pires fins l’analyse intersectionnelle de la société pour la diviser en autant de parts de marchés électorales. Elle n’est pas non plus ce que prétendent ceux qui ont franchi le pas vers le libéralisme : nous sommes les défenseurs d’une intervention de l’Etat dans l’économie pour la diriger stratégiquement et redistribuer les richesses. Nous sommes partisans d’un dialogue social exigeant au service de nouveaux droits pour les salariés et les consommateurs.
Nous sommes les partisans d’une Union européenne souveraine et inflexible face aux ennemis de la démocratie et du progrès.
C’est à ces conditions, et à celles-ci uniquement que les sociaux-démocrates, en France et en Europe, pourront devenir la force motrice du continent.